Au Zénith de Toulouse - 2e partie

Jean-Philippe Bourdon et Les “Enfoirés”. Le contrôle du navire

En débarquant au Zénith de Toulouse pour le show des Enfoirés nous ne pensions pas recevoir un tel accueil du capitaine des lumières, Jean-Philippe Bourdon. Sa sérénité est impressionnante, son expérience qu’il partage aisément un régal. Nous poursuivons notre interview en régie pour aborder la programmation et le contrôle.

Clin d’œil à la future campagne électorale ? Cette parodie surjouée par Patrick Bruel et Michèle Laroque au sommet d’une démagogie délirante évite les écueils d’un bleu-blanc-rouge trop tranché pour une belle harmonie ivoire, lilas et corail.

A la régie, entre les deux GrandMA2 trône une pile d’écrans de contrôle et de pupitres ; une assistante recale les conduites, les opérateurs s’affairent aux nouveaux tableaux du soir. Dans un va-et-vient continu, les graphistes chargent le média-serveur Smode qui gère seul les dizaines d’écrans led en fond de scène. Nous poursuivons notre causerie.

SLU : Concrètement comment passes-tu de la conception à la réalisation ?

Jean-Philippe Bourdon : On récupère la modélisation 3D de la salle, quand elle existe, le plan du plateau et les bases des décors, puis je dessine l’implantation entièrement sur Wysiwyg, en modélisant simplement les éléments scéniques. C’est surtout pour bien envisager les espaces, trouver les bons angles d’éclairage, être sûr d’éviter les écrans vidéo…. J’essaie de ne pas me bloquer sur la faisabilité des emplacements de projecteurs.
On en parle avec Yannick Esnault, mon chef électro. On échange sur les solutions d’accroche, le temps de montage. Il m’aide ainsi à passer du rêve à la réalité. On se connaît bien et depuis longtemps. Nous travaillons souvent ensemble. Les descriptifs de scénographie sont arrivés en novembre et j’ai commencé à y réfléchir il y a deux mois (le montage des Enfoirés s’est déroulé les 16 et 17 janvier derniers, NDLA).

Apparition soudaine de quatre bonhommes « highlight », cousus de leds, qui prendront la relève des poursuiteurs pour cette scène dans le public.

SLU : Tu dessines toujours sur Wysiwyg ?

Jean-Philippe Bourdon : Maintenant, ça devient compliqué d’avoir des dispos sur les grandes salles plusieurs jours avant les opérations. Pour les concerts comme ceux de Taratata avec Nagui, on encode tout sur Wysiwyg, avec juste une journée de recalage. Ça remplit son office pour des shows graphiques, bien préparés, avec peu de décors. Dans un théâtre, c’est plus compliqué, car on ne dispose pas du rendu sur les matières et les artistes… mais je dessine quand-même le plan de feu sur Wysiwyg qui est vraiment mon outil de travail, et celui de mon équipe. Il évolue bien, il y a régulièrement de nouvelles fonctions… mais c’est un outil hors de prix, surtout pour les techniciens.

Jean-Philippe Bourdon pendant les répétitions

SLU : Tu t’impliques beaucoup dans la technique ?

Jean-Philippe Bourdon : J’ai des chefs de poste ; on travaille vraiment ensemble, tout le temps. Mon chef électro Yannick, mon opérateur Cédric Parent et d’autres. J’en vois certains plus souvent que ma femme ! J’aime bien comprendre ce qu’implique mon plan, les limitations, les accroches, même le patch… Je ne suis pas opérateur GrandMA, mais on choisit avec Cédric les modes DMX des projecteurs à utiliser et la façon dont on remplit les univers DMX…

Cédric Parent : Ce dialogue nous permet d’économiser du temps d’encodage par la suite, et de simplifier la régie. Ici on a quand même six NPU plus un spare, 16053 paramètres dans la console et 43 lignes DMX… Ça fait peur comme ça mais on consomme beaucoup de lignes avec les MagicBurst (et aussi avec les MagicPanel-FX. NDLA). On s’est offert le luxe de les contrôler sur 203 canaux (sourire), ce qui fait deux machines par univers.

Les switchs Luminex Gigacore et la baie de NPU en passerelle, à l’aplomb de la scène.

Le réseau est très simple, Yannick a fait tirer une fibre de la régie jusqu’au milieu des passerelles et il y a installé le rack de NPU. Tout le reste de la distribution est en DMX. Il n’y a qu’en régie qu’on a un peu de câbles RJ45 et des switchs Luminex pour les consoles, ainsi que derrière les NPU. (Dans cette configuration, comme souvent en télé, l’alimentation secteur des projecteurs et leurs datas partent du grill, les blocks étant répartis dans les passerelles, au plus près des ponts, NDLA).
D’un point de vue plus technique nous avons deux GrandMA2 en régie gérées par Cédric El Ghamrawy et moi-même et un média-serveur Smode avec des graphistes sur leurs ordinateurs. Les deux consoles sont en réseau full-tracking. Je gère toute la lumière et je construis toutes les séquences, avec l’aide de mon collègue pour du re-patchage en live ; il assure aussi le test des machines ou encore le clonage des effets et des séquences.
Ensuite, une fois les vidéos créées et validées par les graphistes, elles sont injectées dans le Smode, adaptées ou transformées suivant les configs du mur de leds et des tableaux. Enfin Cédric programme le déclenchement des médias dans sa GrandMA en injectant son programmeur dans les séquences que j’ai construites, ou en fabrique d’autres. Cela me permet à l’envoi d’être parfaitement raccord puisque mes cues contiennent toutes les informations lumière et vidéo synchro.”

SLU : Vous étiez à l’aise avec deux nuits seulement d’encodage pour toutes ces machines ? (Sept shows des Enfoirés sont prévus du mercredi au lundi, seuls les trois derniers sont enregistrés et serviront de trame pour l’émission. Les artistes se partagent la scène suivant leurs disponibilités, il y a donc au final des dizaines et des dizaines de tableaux différents, NDLA)

Jean-Philippe Bourdon : C’est court, mais la programmation n’est pas figée. Ici il y a du changement tous les jours, des artistes ou des chansons qui s’ajoutent. Dans ce grand laboratoire, le dernier spectacle ne ressemble plus du tout au premier. On encode constamment pendant les répétitions et les balances.

Le poste de pilotage de Jean-Philippe Bourdon, sa console Zero88 sous la main, l’extension de la GrandMA à portée, et une multitude d’écrans de contrôle sous les yeux.

SLU : Quelle part de contrôle as-tu pendant le show ?

Jean-Philippe Bourdon : C’est devenu une habitude, je laisse mes opérateurs se consacrer aux effets et à la musique. On a une remote en commun (une GrandMA2 Fader Wing, NDLA) qui suit les pages de la console, et une console trad, toujours reliée à la GrandMA, avec laquelle je gère les faces, les contre-jours, le public…

La régie lumière. A droite, Eve Ledunois monte la garde devant les écrans, Jean-Philippe à sa gauche surveille la scène, tout comme Cédric Parent et Serge Blin.

Je contrôle le découpage des tableaux, et ils sont sur le rythme musical. Nos rôles n’interfèrent pas, on essaie de garder notre esprit – et nos âmes – focalisés sur scène. D’ailleurs on a une tradition avec mes opérateurs, celle de ne pas porter d’intercom, sauf urgence, pour rester dans notre histoire et nous consacrer exclusivement à notre lumière.
On s’extrait ainsi des multiples tops de la régie et des conversations de la réal. J’ai toujours une assistante à l’écoute de tout, avec sa conduite, qui filtre et fait le lien. Pour cette opération, comme sur d’autres, c’est Eve Ledunois qui m’assiste.

Jean-Philippe Bourdon utilise l’extension MA-Wing sur certains tableaux, où la décomposition des faces est primordiale.

Cédric Parent : J’ai une console volontairement simple, avec un titre par page. Je garde toute ma construction de titres sur des faders ou des boutons séparés, ainsi que les effets. Cela me permet de tout modifier à la volée, avec la sélection des machines en accès direct. Sur une seule cue-list ce serait trop long et je risquerais de faire une fausse manipulation. On est aussi dans un environnement très fluctuant, les titres changent souvent, la conduite évolue. J’ai ainsi davantage de souplesse. Et puis j’adore le côté vivant, musical, avec tout un tas de flashs et de go à envoyer.

SLU : Jean-Philippe, en repensant à tous tes projets, tu as une fierté particulière ?

Jean-Philippe Bourdon : C’est sûr que Taratata fait partie de mon histoire. C’était unique à l’époque, on travaillait sans contraintes. On ne pourrait plus trop le faire aujourd’hui, les émissions appliquent toutes les mêmes recettes, en restant dans les ornières des anglo-saxons.

SLU : Quels sont tes projets pour l’avenir ?

Jean-Philippe Bourdon : Je n’ai pas encore programmé ma retraite (rire) ! Ce qui est sûr, c’est que je n’ai jamais considéré que mon métier était de faire de la télé, mon métier c’est faire de la lumière. Je suis curieux de tout, j’essaye de travailler dans plein de domaines, de l’architectural au concert, même si la télé reste ma principale activité. Après bien sûr il y a des cahiers des charges à intégrer, mais c’est toujours le même principe, il faut adapter sa vision pour le spectateur, qu’il regarde au travers d’une télé, un écran de cinéma ou une scène de théâtre. Et dans les deux premiers cas, tu ne peux pas ignorer la caméra, c’est cet outil qui restitue tes intentions au public.

Loin de faire de la simple figuration, les MagicDot-R osent la comparaison avec les Pointe et les BMFL, dans cette configuration on a peine à les différencier.

Aujourd’hui j’ai envie de changer d’univers, de faire plus de fictions par exemple, de travailler pour le cinéma. Les passerelles entre nos deux mondes n’existent pas mais je m’accroche. Ce qui est intéressant c’est l’inversion des rôles, je redémarre une carrière, je participe à des courts-métrages, des premiers films… Je suis d’ailleurs les traces de ma fille qui est réalisatrice. Elle va peut-être m’employer… (rire) !
C’est bien de se retrouver dans des situations où l’on est moins à l’aise. Le cinéma est un domaine moins familier, je cherche, je doute. En fait je ne suis jamais complétement à l’aise, je ne dois pas être si doué (sourire). À chaque fois que l’on change de contexte, ça change tout en fait… Tu crois pouvoir reprendre tes réglages et les mêmes projecteurs d’un projet à l’autre mais tu n’obtiens pas deux fois le même résultat. Le photon est anarchique… C’est ça qui est passionnant, ce trac et cette angoisse avant de réussir.”

Un homme à la lumière

Durant notre entretien le public est monté à bord. Le show des Enfoirés se vit en famille, comme une soirée de fête. Les lumières de salle s’éteignent, il est temps de laisser Jean-Philippe Bourdon et son équipe à leur quart, complices et sereins.

Le show commence en régie après une longue vidéo Best-off des années précédentes

Le spectacle est d’une durée surprenante, durant cinq heures, les tableaux s’enchaînent doucement. C’est une lente croisière entre de grandes envolées où la troupe des Enfoirés s’ébat dans l’immense décor, et des passages chantés plus intimistes, auxquels succèdent des intermèdes bon enfant quelque peu improvisés, pour laisser les machinistes débarrasser le plateau, avant de voir un artiste enchaîner quelques titres phare de son répertoire.
Les fans ne s’impatientent jamais, ils profitent de ce spectacle comme d’une immense répétition, avec ses mises en place un peu longues. Les erreurs de dialogues et les approximations font partie du charme, surtout quand l’humour involontaire en surgit.
L’important après cette semaine de show sera de pouvoir proposer un spectacle rôdé qui se verra, par la grâce de la télévision, expurgé de toute baisse de rythme. Au sein de ce paquebot de l’humour et de la chanson, certains artistes se révèlent particulièrement efficaces, par leur énergie et leur charisme. C’est le cas de Mickael Youn et Patrick Bruel, ou encore de Tal et Jean-Louis Aubert qui font résonner les titres de Michael Jackson et Téléphone jusqu’en haut des gradins.

Un des plus beaux tableaux, bleu comme la dernière des nuits, c’est le jeu des douches sur les chanteurs qui amène l’émotion finale.

Dans ces conditions, Jean-Philippe Bourdon n’essaie pas de contenir sa lumière tout au long de la soirée. Il va accompagner et nourrir chaque tableau individuellement, avec toute la masse de ses projecteurs, veillant à remplir les axes des dix-sept cadreurs de l’émission. Son traitement des artistes est surprenant pour ceux habitués aux concerts « live ».
Pour rentrer dans les marges des capteurs numériques des caméras, les faces, effectuées par les poursuites, sont volontairement tamisées, et toujours ajustées au plus près, en fonction de l’ambiance et de l’importance de l’acteur. Résultat de cette précision, à l’écran les visages sont toujours parfaitement éclairés et lisibles ; derrière eux les décors resplendissent. On s’émerveille aussi devant la création des images pour les écrans vidéo, paysages animés bluffants de détails. Ce travail d’orfèvre à la conception et la précision du mapping sur les murs de leds sont remarquables.

Une remarquable interaction entre la vidéo et les comédiens au sein d’une somptueuse bibliothèque remplie de livres farceurs. Les MagicPanel-FX égrènent les lettres en réponse au refrain de la chanson.

Dans les occasions plus typées concert, Jean-Philippe laisse la main à ses opérateurs pour vivre la musique, les faisceaux se font plus tranchants, le décor disparaît, l’éclairage devient brut, à l’image des shows de Zénith où l’énergie prime. Si les Robe Pointe font preuve dans toutes les scènes d’un rendu remarquable, masquant forcément l’emploi tout en finesse des BMFL, le MagicPanel-FX Ayrton est sans conteste le nouveau jouet chéri des opérateurs. Ses effets qui se renouvellent constamment en font le vaisseau de l’inventivité des éclairagistes. Sa souplesse d’utilisation l’impose comme une machine caméléon prête à tous les délires.

Belle harmonie du kit lumière tout entier, dans ce tableau tout en sucreries.

Au terme de cette longue soirée, nous voilà arrivés à bon port. Si la mise en scène ne ménage pas ses effets, avec une scénographie riche en décors à tiroirs, un travail sur les images remarquable, ainsi que des interventions dans tous les coins de la scène et du public, le show s’affaiblit cependant des incessantes mises en place nécessaires aux volumineux décors.
Détaché de tout stress Jean-Philippe Bourdon, avec l’aide de son équipe dévouée, arrive à manœuvrer avec sérénité sa flotte de projecteurs. Avec un style à la fois graphique et posé, il multiplie les tableaux riches sans céder aux effets à foison, tout en privilégiant le rendu à l’image. Ce voyage en sa compagnie fut pour nous une grande rencontre humaine et artistique.

Si vous avez raté la première partie de l’article, vous pouvez y accéder directement avec le lien ci-après : Jean-Philippe Bourdon en mission sur le navire les enfoirés

 

Crédits -

Texte : Tristan Szylobryt - Photos : Monique Cussigh

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